Arthur se passa la langue sur les lèvres, puis essuya délicatement la dernière goutte de sang rebelle. Il lâcha le corps inerte, qui tomba sur le sol avec un bruit sourd. Seule la longue chevelure blonde rendue rousse par le sang pouvait, éventuellement, faire penser à un corps de femme. Eventuellement. Il adorait jouer avec ses victimes. Il les laissait entières mais méconnaissables. Celle là… Une aspirante mannequin, il lui semblait. Il ne l’avait que peu écoutée. Il n‘en avait que faire de ses projets, qui ne se réaliseraient jamais par ailleurs. Elle avait tout fait pour le séduire, mais elle ignorait que si Arthur n’avait pas voulu passer la nuit avec elle, la jeune bimbo n’aurait pas eu la moindre chance. Il l’avait ramenée chez lui, si l’on pouvait appeler ainsi la classieuse maison victorienne qu’il avait achetée à la sortie de Mystic Falls. Sitôt arrivés, il lui avait arraché, déchiré même, ses vêtements, la jetant sans ménagement sur le lit et profitant de son corps frêle de longues heures. Sexuellement d’abord, mais elle n’avait pas été des plus endurantes. Puis de son sang et de sa chair ensuite. Et là, peu importait la résistance ou l’endurance, puisqu’elle ne devait jamais s’en remettre.

Poussant le cadavre du pied, il marchait nu dans la chambre, à la recherche des chiffons de la fille. Il ne trouva qu’un escarpin et quelques morceaux de robe. Vu la taille microscopique du vêtement, il ne manquait sans doute rien. Il attrapa le poignet du tas de chair qui avait autrefois une femme et un sinistre craquement (sans doute la luxation de l’épaule) et le jeta sur un drap. Il enroula la dépouille et la balança par le balcon de la chambre. Il devina qu’elle avait atterri sur un tas de feuilles. Il s’occuperait de se débarrasser d’elle plus tard. Toujours dans le plus simple attribut, il se dirigea vers sa salle de bain et ouvrit l’eau froide de l’immense douche décorée de mosaïque. Le vampire se glissa sous le jet d’eau, regardant le liquide rougeâtre qui coulait le long de son corps. Il n’arrêta l’eau que lorsqu’elle coula translucide. Il sortit, ne se préoccupant guère de l’eau qu’il laissait derrière lui. Il ouvrit son armoire et attrapa une chemise blanche et un pantalon noir qui lui moulait les fesses de façon indécente. Mais la décence, il ne connaissait pas.

La nuit était tombée depuis un moment lorsqu’il sortit de la maison. Il voulait prendre l’air. Respirer, de façon imagée, bien entendu. Un humain aurait sans doute eu froid. Lui était bien, mais qu’il fasse chaud ou froid, il était toujours bien. Il arriva devant le parc de la ville. Typique de cette région des Etats Unis. Bien entendu, à cette heure ci, il n’y avait personne. Les parents étaient d’une prudence qui conférait à l’ennui. Il fallait dire que pas mal de personnes, de tous les âges, avaient disparu ou étaient mortes de façon très suspecte. Arthur s’installa sur un banc, fermant les yeux un bref instant. Il les rouvrit brusquement. Il n’était plus seul. Un autre vampire trainait dans les parages. Mais ça ne l’effrayait pas outre mesure. Contrairement à la croyance populaire, les vampires n’avaient pas forcément une longue espérance de vie. Ils avaient plutôt tendance à brûler la chandelle par les deux bouts.

« Je n’ai pas envie de me battre. Ayez au moins la décence de vous présenter, nous ne sommes pas des monstres. » Il laisse échapper un petit rire. « Enfin, pas toujours. »

Dire qu’il aurait reconnu cette voix entre mille aurait été inexact. Ce n’est que dans les films romantiques et les romans à l’eau de rose que l’on n’oublie jamais la voix de l’être aimé que l’on a perdu des années auparavant. Dans la vraie vie, rien n’est aussi rose, rien n’est aussi parfait. On regarde des photos pour se rappeler son visage, sa petite fossette ou une cicatrice dont on connait l’existence mais la localisation devient floue avec les années qui passent. On se repasse de vieilles vidéos pour se remémorer sa voix, son petit accent, sa façon de prononcer un mot comme personne ne le fait jamais. Les souvenirs s’effacent, mais la douleur reste. Les humains pensaient qu’on apprenait à vivre avec la douleur. C’était le cas. A l’échelle de leur vie. A l’échelle de l’éternité… Il valait mieux ne plus rien pouvoir ressentir. Ce qui était son cas. Il avait cessé de ressentir le moindre sentiment depuis le jour où Elijah avait fait de lui un vampire. C’était encore la meilleure chose qui pouvait lui arriver. Rose était morte à peine quelques années auparavant. Il n’avait jamais voulu repenser à elle. Jamais. Sauf à cet instant précis. Ce ne pouvait être elle. Des centaines d’années s’étaient écoulées. Il avait l’impression d’avoir vécu dans des dizaines de mondes. Comme un certain docteur. Il avait vu tant d’époques, de modes, d’inventions, de guerres… Il n’était plus celui qui était né dans une famille de paysans, à St Austell, en Angleterre. Non, il était un monstre sanguinaire, sans état d’âme, se délectant de la souffrance de ses victimes, la vivant à travers elles puisqu’il se refuse à ressentir sa propre douleur.

Il haussa un sourcil en entendant la voix de la femme, la vampire, sa congénère, qui connaissait son nom alors qu’ils n’avaient pas eu le plaisir d’être présentés. Avec une fausse lassitude, il prit une grande inspiration, bien qu’inutile au vu de sa condition de vampire, et se leva. Il réajusta son pull, gagnant par cet anodin geste quelques précieuses minutes de réflexion. Une ancienne amante, une aventure d’une nuit ou une prétendante éconduite ? Une ennemie héréditaire ou une congénère naïve pensant qu’il lui serait fidèle et passerait l’éternité avec elle ? Non, vraiment, il ne voyait pas du tout qui elle pouvait être. Il y avait eu tant de femmes dans sa longue vie, humaines, vampires ou parfois autre chose. Il n’était même pas certain que son visage lui rappellerait une quelconque période de sa vie. Se retournant enfin, il commença par regarder ses jambes. Longues et fines. Parfaites. Mais lorsqu’il vit son visage, il songea que peut être il n’aurait pas du relever la tête. Rester focalisé sur ses jambes.

« Rose… »

Est-ce que vivre éternellement pouvait rendre fou ? Sans doute que oui, puisqu’il voyait la seule femme qu’il ait jamais aimée, et qui était morte il y a plusieurs siècles. Il y avait une telle infime chance pour qu’elle ait pu survivre d’une quelconque façon. Mais quand il la regarda réellement, la sentit, il sut. C’était bien Rose, et elle était comme lui. Ils pourraient enfin avoir la chance qu’ils n’avaient jamais eu ne serait ce que le temps d’avoir. Sans plus réfléchir, il fondit sur elle et la prit dans ses bras. Et l’embrassa. Comme il n’avait jamais embrassé aucune femme avant elle. Comme il n’avait jamais eu envie d’embrasser aucune autre femme avant elle.